La longue file de voitures est à l’arrêt, formant vue d’avion un lacet collé à la route, faisant penser… à un train aux infinis wagons. Précisément, l’un comme l’autre sont visés par l’ingénieur des Transports Mohamed Hamissi. Il nous fait part de ses craintes. Qui partent d’un constat : « S’il y a consensus des acteurs autour du développement des transports en commun, sur le plan pratique, rien n’est fait. Et pendant ce temps là, la voiture gagne de plus en plus de terrain. Les gens se lèvent de plus en plus tôt, à 4h du matin pour certains, les gamins arrivent KO à l’école sont victimes de caillassages, etc. »
Face au déficit de services publics, plusieurs projets sont nés, avec le risque qu’ils soient montés chacun dans son coin : « Sur les 5 intercommunalités, les deux communautés d’agglomération, celle du Nord et la CADEMA, ont automatiquement la compétence des transports publics, et les trois autres ont délibéré pour la récupérer, comme leur autorise la loi d’orientation des mobilités de 2019. Les compétences ont donc été décentralisées depuis quelques mois, le Département l’a perdu pour ce qui est des transports interurbains et scolaires, au profit de la Région, par la loi NOTRe*. Il ne conserve que les transports de personnes en situation de handicap. »
Pas de guerre des modes
A la suite de la présentation du projet « Treni bile » (Train bleu) par le Département, il met en garde en parlant rentabilité. Du côté des compétences, dans le domaine ferroviaire, la situation est figée depuis 20 ans, « la loi relative à la Solidarité et au renouvellement urbains en donne compétence aux régions ». Mais c’est un modèle économique qui est « à bout de souffle » : « En métropole, le ferroviaire pose des problèmes de rentabilité. Un tramway coute 12 à 40 millions d’euros au kilomètre, un métro grand gabarit, 80 millions d’euros au kilomètre, et en comptant sur 250.000 voyageurs par jour. Ici, on ne dépassera pas les 20.000 voyageurs. Qui va payer alors sur un département où règne une grande pauvreté ? Ce sera encore une fois les contribuables déjà pressurisés. De plus, la tarification ne permettra pas d’aboutir à un modèle rentable. » En outre, il s’interroge sur la progressivité du projet, « sur des boucles de 60km au départ, qui va être intéressé pour l’exploiter ? »
Les questions inhérentes au tracé, « un tunnel, des ouvrages d’art, etc. », sont susceptibles de faire grimper en flèche le prix de 900 millions d’euros annoncé.
Mohamed Hamissi propose une évolution chronologique des transports en commun à Mayotte : « L’urgence aujourd’hui c’est de mettre en place un service public de transports urbains et interurbains, avec Caribus, et une ligne de transports maritimes. C’est un droit de la population. Nous sommes le seul département à ne pas avoir de transport en commun public terrestre. Un préjudice pour les habitants qui doivent débourser 10 euros pour aller de Kani Keli à Mamoudzou. Il faut donc penser en terme de coopération entre les intercommunalités et le Département-région, comme ça se fait partout dans le monde, et surtout, ne pas générer une guerre de modes de transport entre les collectivités, ce serait la catastrophe. Et enfin, s’interroger : quel réseau mettre en place, quels modes de transport, comment financer et qui va payer. Et quelle place on laisse aux taxis collectifs. »
Le klaxon avant d’entendre siffler le train
Le train arrive trop tôt, juge en substance Mohamed Hamissi, « il pourra remplacer les bus dans 20 ans, on y verra plus clair sur l’évolution de la demande de transport. C’est une erreur de se dire ‘la demande sera très élevée en 2050’, sans la qualifier en fonction des besoins. Chacun choisira le mode de transport le plus rapide. Pour aller de Doujani à Kawéni, s’il y a une piste cyclable, je ne vais pas attendre le train, je vais plutôt prendre mon vélo. » Ce qui ne sera pas le cas des gens âgés, il faut donc selon lui mener une étude sur le profil de l’évolution de la demande, et non parler en volume.
Comme une réponse au président du Département sur un nécessaire désengorgement de Mamoudzou en raison d’une hyper concentration des services, l’ingénieur explique que trois pôles économiques sont prévus sur le territoire (d’ailleurs inscrit au plan de mandature de l’équipe de Soibahadine), « avec le Centre et le Sud. Il y aura donc un rééquilibrage territorial, un train ne se justifie donc pas pour l’instant. »
Même si le projet est revendiqué comme peu consommateur de foncier, il va falloir en libérer. « Évitons de rajouter ces problèmes, rationalisons les dépenses publiques. Il faut un projet de transport ambitieux, mais évitons de mettre des sous où il n’y a pas d’urgence, car financièrement, nous ne pourrons pas suivre, et nous risquons de perdre de la crédibilité. Un tel projet de train prendrait des années, et là, il y a urgence. »
Nous avons régulièrement rapporté dans le JDM les espoirs suscités par l’implantation d’une voie dédiée aux bus proposée par le projet Caribus, impatiemment attendu, tout comme les liaisons maritimes vers Mamoudzou depuis Longoni pour le Nord et Dembéni pour le Sud… Ces dernières avaient fait l’objet d’un dossier remis par un professionel du port au secrétaire d’Etat Bussereau en 2009, et le conseil départemental annonçait une étude en cours sur ce sujet en 2017. « Il faut créer une structure pour garantir une organisation de transports optimisée entre les collectivités. Si on arrive à ça, d’ici 2025, on pourra rattraper notre retard. Ce sera un message très positif envoyé par le territoire. »
Anne Perzo-Lafond
*Loi portant Nouvelle Organisation Territoriale de la République (NOTRe)
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